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La Position Récente de la Cour Constitutionnelle concernant les Actions en « Dommages Additionnels (Munzam Zarar)

  • Photo du rédacteur: Emre Senar Bozkurt
    Emre Senar Bozkurt
  • 30 nov.
  • 5 min de lecture

Les intérêts légaux ont pour objectif de compenser la perte de valeur résultant de l’inflation entre la date d’exigibilité d’une créance pécuniaire et la date de son paiement effectif. Le fait, établi de longue date, que les taux d’intérêt légaux en Türkiye demeurent inférieurs au taux d’inflation a suscité, pendant de nombreuses années, des débats juridiques et un contentieux considérable. Afin de couvrir la portion de perte non compensée par les intérêts légaux, le Code des obligations turc (CO) a introduit la notion de dommages additionnels (« munzam zarar ») à l’article 122.


Depuis la période de forte inflation des années 1980, tant la jurisprudence de la Cour de cassation que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ont produit des standards fluctuants et incohérents quant aux conditions d’octroi des dommages additionnels, créant ainsi un paysage jurisprudentiel instable. Il est difficile de soutenir que ce débat ait, à ce jour, trouvé une solution juste et cohérente.


Dans un arrêt rendu en juillet 2025, la Cour constitutionnelle de Türkiye (CCT) a abordé cette problématique structurelle et souligné la nécessité d’une intervention législative. Bien qu’un cadre légal existe, la pratique judiciaire façonnée par la jurisprudence de la Cour de cassation empêche, dans les faits, la solution que la loi pourrait autrement fournir.



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L’arrêt pilote de la Cour constitutionnelle sur la « Perte de Valeur des Créances Due à l’Inflation » : Caner Şafak (Req. n° 2024/41763, 08.07.2025)



Résumé

La Cour constitutionnelle (Formation plénière) a jugé que la perte de valeur substantielle subie par les créances en raison de l’inflation, combinée à l’absence d’un recours interne effectif permettant de compenser cette perte, constituait une violation non seulement du droit de propriété (art. 35), mais également du droit à un recours effectif (art. 40).

La Cour a déclenché la procédure d’arrêt pilote, a notifié la Grande Assemblée nationale de Türkiye (TBMM) et a décidé de surseoir à l’examen des requêtes similaires pendant une période de six mois, à compter de la publication de l’arrêt au Journal officiel (du 29 septembre 2025 au 29 mars 2026).



Faits et Contexte Procédural

Le requérant avait engagé une procédure d’exécution dans le cadre d’un litige de financement immobilier datant de 2010. À la suite de l’opposition du débiteur, le requérant a intenté une action en annulation de l’opposition et a obtenu gain de cause ; l’exécution s’est poursuivie avec des intérêts moratoires annuels de 9 % sur la créance principale. Le jugement est devenu définitif le 01.07.2020, et la dette a été payée le 02.07.2020.

Soutenant que les intérêts légaux n’avaient pas compensé la perte de valeur due à l’inflation accumulée pendant près d’une décennie, le requérant a sollicité une indemnisation complémentaire sur le fondement de l’article 122 du Code des obligations (dommages additionnels). Les juridictions du fond ont rejeté la demande.



Allégations du Requérant

Le requérant a soutenu que l’érosion de la valeur réelle de sa créance en raison de l’inflation portait atteinte à son droit de propriété et que l’absence d’un recours effectif permettant de remédier à cette perte constituait une violation de l’article 40.



Appréciation de la Cour constitutionnelle


1) Droit de Propriété (art. 35 de la Constitution)

La Cour a réaffirmé que les créances constituent un bien protégé. Elle a estimé qu’un paiement tardif combiné à l’inflation peut empêcher le créancier de percevoir la valeur réelle de sa créance, lui imposant ainsi une charge disproportionnée.En l’espèce, bien que les intérêts légaux aient été versés, l’inflation cumulée sur la période concernée a dépassé le taux d’intérêt appliqué, de sorte que la créance a été payée après avoir subi une dépréciation significative.


2) Adéquation des Recours Internes (Droit à un Recours Effectif – art. 40)

a. Le régime des intérêts légaux / moratoires (Loi n° 3095)

La Cour constitutionnelle a souligné que, bien que l’objectif historique de la Loi n° 3095 soit d’atténuer la perte due à l’inflation, les taux d’intérêt :

— ne sont pas conçus pour suivre l’inflation ;— sont restés, en pratique, largement inférieurs au taux d’inflation.

Ainsi, même en théorie, ce régime ne peut empêcher la dépréciation des créances.


b. Le recours des dommages additionnels (art. 122 du CO)

La Cour a constaté que :

— la pratique judiciaire manque de stabilité ;— la jurisprudence fluctue depuis des décennies ;— certains jugements exigent une preuve allant au-delà du simple fait de l’inflation ;— en conséquence, ce recours n’est ni suffisamment accessible, ni prévisible, ni effectif au sens des exigences de l’article 40.


3) Motivation et Portée de l’Arrêt Pilote

Constatant que la violation présente un caractère structurel, la Cour :

a notifié la Grande Assemblée nationale de Türkiye (TBMM) ;— a suspendu l’examen des requêtes similaires pour une durée de six mois.

Les juges dissidents ont soutenu que la question relevait d’un problème d’interprétation plutôt que d’une carence structurelle et qu’elle aurait pu être résolue par une harmonisation de la jurisprudence relative à l’article 122 du CO et par l’ordonnance de nouveaux procès, sans recourir à une intervention législative.



Portée Doctrinale et Pratique de l’Arrêt


1. La Dimension du « Droit de Créance en tant que Bien »

La Cour constitutionnelle a conceptualisé l’érosion des créances due à l’inflation comme un problème touchant l’essence du droit de propriété et l’exigence d’un juste équilibre.Cette approche confère une dimension constitutionnelle non seulement aux dettes de droit public, mais également aux créances de droit privé.


2. Le Standard du « Recours Effectif » : Fonctionnalité en Théorie et en Pratique

L’existence formelle d’un recours ne suffit pas.Celui-ci doit être en mesure de prévenir ou de réparer la perte inflationniste.Cela implique que les juridictions inférieures actualisent leurs critères probatoires et leur raisonnement juridique (données d’inflation, comparaison des taux réels, indicateurs financiers, etc.).


3. Le Régime des Intérêts et l’Appel au Législateur

La Cour a critiqué l’incapacité des taux d’intérêt légaux à suivre l’inflation et a, de manière implicite, appelé à une refonte du régime, pouvant inclure :

— une indexation sur l’inflation,— des taux variables,— des méthodes de calcul simplifiées.


4. Un Tournant pour la Pratique des Dommages Additionnels

Le raisonnement de la Cour pourrait accélérer l’évolution de la doctrine selon laquelle « l’inflation seule ne suffit pas » vers un standard qui présume l’existence de dommages additionnels lorsque l’inflation, les taux de change ou les rendements des dépôts excèdent systématiquement les intérêts moratoires.



Opinion Dissidente et Évaluation Générale

L’opinion dissidente a soutenu qu’une interprétation harmonisée de l’article 122 du Code des obligations pourrait résoudre la problématique sans intervention législative, notamment en reconnaissant de manière constante les dommages additionnels en période d’inflation.La majorité a, en revanche, privilégié la qualification d’une carence structurelle, recourant ainsi au mécanisme de l’arrêt pilote et impliquant le législateur.

Cette approche renforce la sécurité juridique et la prévisibilité, mais peut également nourrir le débat relatif à un éventuel activisme judiciaire.


Conclusion

L’arrêt Caner Şafak hisse la problématique de la protection des créances en contexte de forte inflation à un niveau constitutionnel, influençant simultanément :

— le régime des intérêts,

— la doctrine des dommages additionnels,

— et les standards probatoires.

Les praticiens du droit doivent désormais développer des arguments fondés sur la protection de la valeur réelle des créances et intégrer des mécanismes de préservation de valeur dans les contrats, ces considérations étant appelées à exercer une influence croissante sur les décisions judiciaires.



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